- La dame du cirque : version imprimable (PDF)
- La dame du cirque : version pour tablette (EPUB)
- La dame du cirque : version intéropérable (XML-TEI)
Table des matières
Des anecdotes
[Pages non numérisées: 1-41]
Yvonne et toi revenez à la maison et vous entrez dans ta chambre. Une odeur de gaz vous inquiète… Tu ouvres la salle de bains et vous reculez devant l’air asphyxiant qui vous suffoque. Que voyez-vous sur le divan (un divan dans une salle de bains…), «dans une pose abandonnée, une main pendante effleurant la mosaïque» ? C’est Josette qui est étendue sans connaissance. Tu te précipites pour lui faire une respiration artificielle pendant que ton amie bondit vers la fenêtre pour l’ouvrir. Josette est sauvée. Elle avait coupé la conduite de gaz, mangé le savon et bu la bouteille d’encre, ce qui lui valut un interminable vomissement d’une généreuse mousse violette !
Tu ne te laisses jamais attendrir par les mimiques de tes compagnons, même si tu les pardonnes toujours ; tu les considères avec respect : «En récompense de votre beau travail, mademoiselle,
vous aurez, en guise de dîner, un succulent vomitif ! Ca vous apprendra à jouer les stars désespérées !» Josette est enfermée dans sa maison et condamnée à pousser, seule, ses gémissements.
La vie ne s’arrête pas là. Alors que les domestiques étaient accourus vers la chambre, la cuisine était abandonnée… Elle fut «mise à sac par ses familiers à quatre pattes». J’apprends que tu avais deux chiens, Fatou et Kiki, et quelle Ménagerie !, avec un M majuscule, bien sûr! «La bonne gueule hirsute et carrée de Fatou, le berger beauceron, disparaît dans la motte de beurre ; Kiki, le berger allemand, de ses dents de scie dévore un poulet ; Djinn grondant, qui se donne des allures de tigre, est fort occupé à emporter le gigot ; Foutt-Foutt, lui, traîne à grand-peine un pain de quatre livres (cet excentrique adore le pain) ; et Pouika, les yeux au ciel, ronronnante et pâmée, «fait son pain», c’est-à-dire ses griffes, sur un paquet de bas de soie ! » (Yvonne Boymond, op. cit., p. 15).
Tu maîtrises la situation comme tu le souhaites, à ce moment-là, avec amour et humour : «Non ! non ! mais regardez-les, ces bandits ! ces vandales ! Ils sont trop drôles ! Ils sont trop gentils !». «L’épilogue de ce drame multiple fut une pluie de caresses et de baisers, bien que la cuisinière ait eu la main traversée par les dents de Djinn-le-Cruel en essayant de lui reprendre le gigot…».
Vous retournez soigner le chimpanzé dans la salle de bains et Guy, l’un des soigneurs, vient te chercher. Vous revoilà dans la grange. «Mademoiselle, nous ne pouvons faire rentrer ni Prince, ni Olga…». Mademoiselle ?!…c’était donc avant ton mariage avec Henry (1928). «Dans la cage centrale, contre le sabot de Cora, Prince est couché qui nous défie du regard, puissant et majestueux. Devant le sabot de Nelly, sur les barreaux duquel elle aiguise doucement son muffle, Olga est assise. Olga et Nelly se sont prises d’une tendresse passionnée l’une pour l’autre et ne veulent plus se quitter. Prince est amoureux de Cora». Or, le lion est un animal très amoureux, très fidèle et très jaloux… Tu gères la situation en faisant appel aux estomacs – «L’attrait de la chair saignante a été plus fort que celui de la chair vivante !» – et tout rentre dans l’ordre.
Après toutes ces péripéties d’une seule journée à Saint-Lactencin, je t’imagine savourant un alcool au salon avec Yvonne, un chat sur les genoux, peut-être pas Djinn-le-Cruel qui, ce jour-là, méritait bien son nom, mais plutôt Pouika la langoureuse, sans oublier de monter à l’étage pour surveiller l’état de santé de Josette la malheureuse. A moins que ce ne fût Foutt-Foutt, lui qui savait te rapporter des présents après une journée de chasse.
Aux dires d’Yvonne Boymond, «quand il était à Saint-Lactencin, il devenait presque un chat haret», c’est-à-dire un chat domestique qui retrouve ses instincts de nature, ce qui suscitait l’inquiétude de «sa mère». Un jour, il déposa, tout haletant, un jeune lapin à tes pieds et fut récompensé d’un bol de lait. Mais Yvonne et toi eûtes beaucoup de remords pendant le repas qui suivit, Sarah ayant réalisé son ingratitude de ne pas lui en avoir donné une miette : «Et voilà qu’au dessert je vis tout à coup Sarah sursauter et se rembrunir, en proférant un « Oh !…» lourd de tristesse» (op. cit., p. 201). Sarah, tu ne plaisantais pas avec les règles de la dignité… animale.
Du monde !
A Saint-Lactencin, en ce temps-là, il y a du monde et du beau monde ! Et des belles voitures ! Les Années Folles à Saint-Lactencin.
La « Maison et Hostel de Saint-Lactencin » du XVIème siècle s’est prise aux mots. Elle est un vrai restaurant enregistré au Tribunal de Commerce de Châteauroux sous le nom de « Manoir de Saint-Lactencin » à compter du 8 octobre 1932. D’après plusieurs témoignages, elle est même un hôtel… Pour les habitués ? Pour les touristes ? Qui a dormi dans ma chambre ?
La maîtresse des lieux a aménagé un bar dans l’une des caves avec des tonneaux renversés et des peaux de serpents qui pendent au plafond – probablement celle où se trouve le vieux billard français- … et des filles. Elle y reçoit ses amis, le samedi et le dimanche, pour des soirées «impossibles !», «monumentales !». Au petit matin, les convives qui repartent se trompent de route et s’enfoncent dans le chemin qui mène… chez le petit Michel, toujours aux premières loges !
Le petit André vivait aussi sur la commune, dans la ferme de Jumeaux, avec ses parents et grands-parents. Sarah était venue voir si elle pouvait acheter quelques lapins pour son «boa», qui s’enroulait autour d’elle. La grand-mère Louise avait cédé une bête et le python l’avait avalé tout cru, par terre, sous ses yeux. Elle n’avait pas apprécié et Sarah n’était pas revenue. Mais André avait un cousin dans la Marine, Julien, qui n’avait peur de rien. Lors d’une permission, il était allé boire un verre chez Sarah. Le père d’André n’avait pas pu le récupérer comme prévu ; Julien avait passé la nuit à la gendarmerie de Buzançais ! La boîte de nuit n’avait pas duré très longtemps car on y cherchait trop souvent la bagarre…
Il est difficile d’identifier toutes les personnes qui ont travaillé chez Sarah. D’après Didier et Maxime, elle avait à son service un garçon de café, une femme de ménage, brune, d’Argenton, et un maître d’hôtel. Le polonais Yanek, un bon garçon qui faisait partie du pays, s’occupait de tout ; il y avait aussi un hongrois et Guy, qui, paraît-il, avait beaucoup de succès auprès des jeunes filles, sans doute le soigneur dont parle Yvonne Boymond. S’occupait des lions et de leur ravitaillement à Buzançais avec Gino Spini. «Il en passait pas mal !», aux dires de Michel, sans compter les «scieurs de long», qui faisaient des planches dans la scierie près de l’Eglise (il y avait eu, avant Sarah, une distillerie de betteraves à cet endroit, sans doute sous I’ «ère industrielle» de la famille de Poix).
Yvonne Boymond raconte qu’un jour, alors que tu étais à Saint Lactencin, «un grand jeune homme sympathique se présenta pour Remplacer le soigneur qui venait de s’établir cafetier». «Comme il avait l’air timide et assez embarrassé, Sarah, qui avait grand besoin d’un commis, évita de lui poser des questions. Elle lui demanda seulement s’il savait s’occuper des fauves» (op. cit, p. 111). Comme il ne savait pas, Sarah lui montra comment s’y prendre avec le balai, la raclette et le seau d’eau et elle l’embaucha. Elle était tout à fait satisfaite de ses services, mais lui ne pouvait s’habituer aux lions. Sarah pensa que cela le changeait peut-être de son ancien métier : «Que faisiez-vous donc avant d’être ici ?». Et l’homme répondit : J’étais berger, Madame…». «Ah !… je comprends», répliqua Sarah, dans un éclat de rire. «Vous avez raison, ça vous change, en effet, un peu…» Le soigneur a-t-il persévéré ?
Et puis cette anecdote, relatée par Yvonne Boymond (op. cit., p. 112) et située par Jacques Dupré à Saint-Lactencin. Sarah avait embauché un soigneur italien, Tonio, qui l’intriguait par ses bonnes manières ; il balayait le plancher en chemise de soie blanche, culotte de cheval beige et bottes marron : «Qu’est-ce qui a encore bien pu lui arriver, à celui-là…?». Il faisait du zèle en brossant Sultan (Sultan à Saint Lactencin ; c’est possible puisque Sarah y remisait ses lions) avec un balai-brosse à travers la grille !
Yvonne devina qu’il était amoureux de Sarah, «La Madona» : «Ah ! ce charme ! Ah ! ces souplesses ! ces souplesses onduleu¬ses de tigresse en amour, elles me rendent malade»… C’était un richissime fils de marquis, propriétaire d’un couple de lions, qu’il voulait offrir à Sarah… avec son cœur. Sarah sut l’éloigner en faisant appel à un membre de la colonie italienne de Paris. Elle avait le bras long, m’avaient dit les Anciens de Saint-Lactencin.
On se souvient des fréquentations de la dompteuse, du soi-disant aviateur, dont le gros chien de Sarah avait emporté la fesse, du médecin, du colonel, du marchand de chapeaux, du vendeur d’articles d’électricité, du directeur d’une marque de voiture, et, bien sûr, du dentiste Palmier. Le médecin local avait l’air moins au fait de ce qui pouvait advenir au château. Jacques Dupré nous livre une histoire de serpent parmi d’autres. «La surprise effarée du bon médecin de Villedieu venu au chevet de Sarah à Saint-Lactencin et qui, découvrant le lit pour l’examiner, éprouva le choc de sa vie en voyant surgir d’une corbeille placée au fond du lit, entre les pieds de la patiente, les têtes de plusieurs reptiles tirés brusquement de leur douce torpeur, qui dardaient vers lui leur langue bifide» (op. cit., p.30).
Une autre fois, c’est le jeune électricien, appelé à réparer la poire d’une lampe de chevet dans la chambre de Sarah, qui eut la surprise : «L’apprenti commence son travail, quand tout à coup il se croit le jouet d’une hallucination»… le couvre-lit se transforme en tapis volant menaçant ! (Jacques Dupré, op. cit., p. 30).
Des anicroches
La vie s’emballait parfois. Michel insiste : la brave Sarah avait un cœur d’or ; elle était généreuse. Témoignage confirmé par Fernande : « Elle était très gentille, jamais mes parents ne se sont plaints d’elle ». Un jour, la voiture de Sarah avait un pneu crevé ; l’oncle de Michel, qui avait une Renault, avait prêté un pneu de secours : «J’vais jamais I’ revoir…». Sarah avait renvoyé un pneu par le chemin de fer, avec une enveloppe.
Maxime et Michel cueillaient les fraises dans le jardin. Sarah leur donnait chacun dix francs. «Une fortune pour nous autres ! On s’en vantait pas car not’ mère nous les aurait pris». Ils faisaient les jardiniers avec la peur au ventre, il est vrai, à cause des vipères. Sans la récompense, ils ne l’auraient jamais fait. Lorsqu’elle vivait au Fay, démunie, Sarah avait donné un franc à un passant de la route nationale 20.
Sarah était aussi capable de s’emporter magistralement et, même jeune, elle avait la voix grave. «Elle piquait de ces colères !» (Michel). Sarah avait congédié Yanek. Alors qu’il dormait encore en haut dans le château, «Sarah avait balancé ses affaires dans le jardin !» (Michel). Une autre fois, une altercation entre un pro¬che de Sarah et un homme du village s’était terminée par un coup de fourche sur la tête et un K.O. au milieu des moutons dans la bergerie… et s’était soldée par un procès. On raconte encore que, peu de temps avant la vente de sa propriété, Sarah voulait vendre des vaches au métayer alors qu’il en était déjà propriétaire, ce qui fut à l’origine d’une bagarre. Sarah voulut battre le métayer qui réussit à s’échapper chez lui, d’où il pouvait se défendre ; celui-ci donna un coup de bâton à l’amant de Sarah qui fut blessé… le lendemain vinrent les policiers. Sans doute est-ce la même histoire… L’affaire ne s’était pas tellement ébruitée.
Plus dramatique, en 1926, le puits du château, à cause des toilettes installées dans le colombier, fut sans doute responsable de la typhoïde qui emporta le grand-père et le parrain de Michel. Quelques années plus tard, Didier, qui avait droit au puits, en fut gravement malade et avait pu être sauvé par de nouveaux médicaments. A l’époque, il n’était pas question de réclamer.
D’après Gilette, les artisans n’étaient pas toujours payés ; après avoir prévenu de leur arrivée, il n’était pas rare que Sarah se présentât à eux avec son serpent python, ce qui n’était pas bon signe. Elle donnait à qui elle voulait… des jouets à Odile et Jean, pour les fêtes. Leur mère, Jeanne, tenait le téléphone public, presque en face de la mairie. Tu venais souvent y téléphoner avant d’installer le téléphone au château et Jeanne fournissait les lapins pour le repas du python. Les pauvres bêtes, hypnotisées, se dirigeaient directement dans la gueule du boa…
La couturière de Châteauroux aussi avait tes faveurs. Elle dit que tu étais très bonne. Tu lui avais offert un rideau de scène de serge noire, dans lequel elle fit deux vestes, une pour son mari et une pour son beau-frère. Pendant la guerre, alors qu’un de tes serpents était mort, tu fis tanner la peau au profit d’une paire de chaussures et d’un sac. Tu lui demandas d’orner une robe du reste de la peau et tu lui dis de conserver le reste… cela lui porterait chance. Elle les garda dans un porte-monnaie où ils voisinaient avec un morceau de corde de pendu et un trèfle à quatre feuilles !
Mais, de toute façon, «Sarah gagne toujours», me dit Michel. Ce qui n’est pas vrai… Quoique… Le 23 avril 1975, quatre ans avant sa disparation, Sarah perd son procès contre Sabine Rancy. La veuve d’André lui contestait le droit d’exploiter un cirque au nom de Rancy. Elle lui reprochait de lui faire une concurrence déloyale par l’emploi de son nom patronymique, qui aurait pu prêter à confusion, alors qu’elle-même utilisait ce nom dans une activité similaire.
Sabine Rancy est née en 1929 et, d’après Dominique Mauclair (Rancy : la noblesse du cirque, revue Le cirque dans l’univers, n°222, 3ème trimestre 2006, p. 4 à 11), vit, à 78 ans, en Italie, au milieu de ses vignes. Edouard Herriot s’était spécialement déplacé pour célébrer le mariage à Lyon de l’héritière d’une belle lignée. Elle est l’arrière-petite-fille de Théodore Rancy, fondateur du cirque Rancy en 1856 ; elle est la petite-fille de Napoléon Rancy, créateur du cirque Napoléon Rancy et la fille de Henri Rancy qui a remonté le cirque du même nom.
Napoléon avait un frère prénommé Alphonse, marié à Jeanne Bidel ; ce sont les parents d’André et c’est dans cette branche de l’arbre que se situent Albert et Marcelle, les frère et sœur d’André – Marcelle, la sœur arrêtée par la gestapo avec André et Sarah -, et la nombreuse descendance de Marcelle, épouse de Jean Houcke, dont la belle Sarah Houcke qui perpétue aujourd’hui la tradition du dressage dans la prestigieuse lignée et sait aussi présenter un numéro de fauves.
Le cirque Sabine Rancy, né en 1963, a été le dernier cirque Rancy. N’ayant pu investir suffisamment à une époque où «la crise du cirque se précise, surtout la crise des cirques voyageurs» (op. pit., p. 10), et ayant été frappé par deux deuils, dont celui de son époux, Dany Renz, piétiné par une de ses éléphantes en 1972, le cirque ferme ses portes en 1977. Pourtant, «peu de temps avant l’arrêt définitif du cirque Sabine Rancy, l’ensemble des convois va changer de couleur pour l’année 1976» (Véhicules et convois de cirque, Volume 2, Jean-François Lecoutre, Autoédition Cirque, 2006, p. 69 à 71). Les couleurs adoptées à la création étaient le rouge avec des lettres blanches ; elles deviennent le jaune et le blanc avec des lettres bleues, toujours sans aucune décoration.
C’est la même année, dans son numéro du 3 mai 1976, que La Vie Judiciaire annonce la décision de la première chambre du Tribunal de Grande Instance de Bourges, prévoyant qu’elle «réjouira les Lyonnais qui conservent toujours dans un coin réjoui de leur mémoire le nom de Rancy associé à celui de «Cirque»». «Il a été jugé que l’emploi, sur les couvertures du programme et sur tout autre moyen publicitaire, du nom de «Cirque Sabine Rancy» ne montre pas que dame Sabine Rancy tendit à exploiter le nom qui est le sien d’une manière abusive, pareille inscription ne faisant que rappeler la filiation de l’utilisatrice».
Sarah obtient quand même satisfaction sur un point, l’obligation faite à Sabine de faire précéder son patronyme de son prénom, ce qui était déjà le cas. L’article de la revue Le cirque dans l’univers (Le cirque Sabine Rancy est bien le cirque Rancy, 3ème trimestre 1976, p. 16) conclut, quant à lui, en mettant en balance les droits du sang et les droits de l’alliance, ceux de Sarah, Rancy par alliance : «Décidément, en matière artistique, matière noble s’il en est, les «droits du sang» l’emportent sur ceux de l’alliance, exactement comme dans les règles de la société féodale. Les moeurs changent, croit-on, mais pas les hommes eux-mêmes ! « Sarah aurait-elle soufflé ce commentaire à la revue ?!
Jacques Rancy (auteur de La magie du cirque. Les Rancy de 1785 à nos jours, Editions Lugd, Lyon, 1994), le neveu d’André, qui habite Paris, se souvient que Sabine arrivait tout feu tout flamme chez son avocat. Mais celui-ci était désolé de ne pouvoir défendre l’indéfendable, à savoir l’exclusivité en faveur de Sabine.
Sarah n’a jamais voulu, semble-t-il, céder sa licence de cirque à Sabine. C’est avec M. Carrington qu’elle signa, un mercre¬di après-midi (jour de fermeture), dans la salle du restaurant L’Alouette au Fay (commune de Parnac), juste quelques jours avant de partir pour l’hôpital… Un été, les tenanciers du restau¬rant retrouvèrent le cirque de M. Carrington sur la côte atlantique et furent traités en «very important persons». Sarah s’était faite la gardienne du nom, mais ce nom a aujourd’hui disparu de la scène circassienne.
Dans un autre contexte, Sarah avait bel et bien défendu sa propre cause lorsque le propriétaire de la fermette de la Tour de Gireugne, le grand oncle maternel de Gabriel, avait voulu augmenter le fermage pour cause d’utilisation non agricole. Sarah avait en effet transformé la fermette en cabaret très apprécié pour ses soirées gays. Ses amis lui avaient trouvé un avocat très astucieux. Celui-ci avait plaidé le fait qu’avec ses lions et autres animaux elle avait un tas de fumier et donc des pratiques agricoles ! Le loyer était resté très avantageux.
Sarah se raconte « J’ai choisi d’être saltimbanque »
[Pages non numérisées: 52-112]
Mon joli petit chien (1. le dernier chien de Sarah, un bouledogue français), tu me regardes avec des yeux tendres, mais aussi avec des yeux très inquiets. Tu te dis : qui est cette vieille dame avec une canne qui vient de m’emporter ? Il faut donc que je te mette au courant, mon petit chien, de tout et que tu sois tranquille. Cette canne, elle n’est pas faite pour taper sur les chiens, sur aucune bête. Elle est faite peut-être pour te défendre, mais elle est faite pour soutenir ma jambe déficiente.
Mon petit chien, tu te demandes comment cette dame du cirque peut aimer autant les animaux. Ils ont été toute sa vie. Et voilà comment j’y suis venue.
J’étais une toute petite fille dont le papa était mort et qui vivais chez une de ses grands-mères. Un jour, dans le petit village, un petit cirque, ce que l’on appelle un palque, est venu, et, du haut de mes quatre ans, on m’a installée à une fenêtre pour regarder le spectacle.
Merveille des merveilles : une petite fille de mon âge passait sur un fil de fer. Ma vocation est venue de là. Dès que j’ai vu cette petite fille, cette chose merveilleuse, cette chose aérienne, ma vie était décidée.
Les années ont passé, et puis un jour, de discussions familiales en discussions familiales dans cette famille trop bourgeoise, je les ai quittés.
J’ai appris la danse, et puis j’ai été me promener dans les fêtes foraines. Et j’ai vu pour la première fois de ma vie ces merveilleuses ménageries. Ces ménageries de fêtes foraines, où le travail était, il faut bien le dire, remarquable. J’ai été trouver un dompteur célèbre, le dompteur Marcel, et j’ai demandé à entrer dans les cages, à venir y danser, et ces braves gens m’ont accueillie.
Ils m’ont accueillie et ils m’ont appris le métier que j’ai exercé. Pendant cinq ans, je les ai suivis de fête foraine en fête foraine. Mais des fêtes foraines qu’on ne voit plus maintenant. Il y avait, à ce moment-là, que ce soit le Trône, Neuilly ou les Invalides, trois grands arques : Fanni (2. s’écrit tantôt avec un i, tantôt avec un y), Zanfretta, Lambert, avec des parades où les paillettes ne manquaient pas. Il y avait quatre ménageries : Marcel, Laurent, Amar et Georgiano. Il y avait aussi le théâtre ménagerie de Georges Marck. Il y avait le théâtre des magiciens, la femme au long cou, l’«aérogyne», la femme qui passait dans le vide en automobile. Enfin, beaucoup d’autres attractions que vous ne verrez plus maintenant, les fêtes foraines sont finies.
Il y avait une lumière, un entrain, que nous ne retrouverons certainement plus jamais.
C’est dans cette atmosphère que j’ai pris le goût, définitif et pour toute ma vie, de la joie de ce travail.
C’est à la fête de Neuilly que pour la première fois je suis rentrée dans la cage. J’y dansais, et le dompteur qui me préservait était une femme. Elle s’appelait Martha-la-Corse. Elle avait un numéro en douceur, et, dans ce numéro, parmi les lions, il y avait un petit chien, un nommé Kiki. Il faisait, je peux dire, un final magnifique dans ce numéro. Et c’est là que j’ai dansé dans la cage aux lions pour la première fois.
Et puis, petit à petit, je me suis habituée à rentrer seule. J’ai présenté une panthère, Pouny, qui était une adorable bestiole. Et puis, enfin, je suis entrée avec les lions. Et j’ai acheté mes premiers lions.
Je les ai achetés après avoir fait la saison aux Arts Décoratifs, juste en face des trois péniches de Poiret : Amours, Délices et Orgues. C’est à cet endroit que j’ai été blessée pour la première fois : le lion s’est précipité sur moi, m’a prise par la hanche et m’a fait faire trois fois le tour de la cage dans sa gueule en me secouant comme une pauvre petite souris. Un dompteur m’a aidée, m’a secourue, et m’a tirée d’affaires en se faisant lui-même blesser ; nous avons fini ensemble le numéro et puis il a fallu m’arrêter pendant quinze jours.
Généralement, c’est après la première blessure, après ce premier contact violent avec une bête, que toute votre carrière de dompteur se dessine. Ou vous n’y retournez plus, ou la rage vous prend de ne pas avoir été la plus forte, vous y retournez, et vous y restez toute votre vie.
Dans ce métier, il n’y a pas que des moments tragiques, il n’y a pas que des moments difficiles ; il y a des moments de grande joie, il y a des moments amusants. On trouve dans le public même une source d’amusement et de plaisir ; leurs réflexions sont quelquefois tellement idiotes, tellement saugrenues, qu’on ne peut pas s’empêcher de sourire.
A la ménagerie Marcel, nous avions un lion très beau, il s’appelait Prince. Mais c’était un petit plaisantin : quand il rentrait dans la cage, il examinait le public, il passait le long de l’avant-scène et il choisissait sa victime ; dès qu’il l’avait trouvée, avant qu’on ait eu le temps d’intervenir, il faisait une volte-face et il l’inondait !
Entre-temps, j’avais monté un numéro de danse avec des serpents. Un numéro de danse acrobatique. Avec lui, j’ai fait beaucoup d’établissements : La Cigale, Mogador, les cirques, L’Alhambra, ce qu’on appelait à ce moment là la tournée Fournier, c’est-à-dire du cinéma qui prenait une attraction cinquante-deux semaines par an, cinquante- deux semaines de contrat.
Après, j’ai atterri dans un petit établissement très rigolo, qui s’appelait le Moulin Bleu. Le Moulin Bleu jouait des pièces un peu spéciales, et très rigolotes. Enfin, c’était déjà l’avant-garde. C’était pas «Oh ! Calcutta !» (3. Revue théâtrale d’avant-garde constituée de divers sketches sur le thème du sexe, 1969), mais enfin, au point de vue climat, au point de vue mœurs, nous nous en rapprochions beaucoup. Je dansais au deuxième acte dans la fumerie d’opium d’une pièce de ce genre qui s’appelait «L’orgie païenne» avec mes serpents.
De là, je suis passée au Casino de Paris dans une revue où les vedettes étaient Les Dolly Sisters et X (4. Le prénom n’est pas audible) Sherman. Quelle joie pour moi de revenir au Casino de Paris en demi-vedette, quelle joie de descendre toute seule le grand escalier avec mes serpents, entourée de pas mal de femmes, de tout un ballet ! Je travaillais ce numéro avec Florence Kolinski, une des Gertrude Hoffmann Girls.
Ah, j’ai oublié de te dire qu’avant de rentrer à la ménagerie, j’étais restée six mois au Casino de Paris, mais comme figurante. La personne qui m’y a fait rentrer, Frédérique Coschel, qui était mon professeur de danse, m’avait recommandée à Mistinguett, qui m’avait gentiment reçue, – bien expliqué ce qu’il fallait faire, et ne pas faire, quand nous étions dans des tableaux où elle travaillait – et à qui je dois évidemment beaucoup.
Ce numéro de danse a été vraiment très joli, très bien monté avec des costumes magnifiques. Madame Volterra, la femme de Léon Volterra, avait à ce moment-là la direction des costumes et de la scène – je parie de Simone Volterra -, et vraiment elle avait fait les choses d’une façon magnifique.
Harcelée par cette famille bourgeoise qui ne comprenait pas ma vie et qui ne comprenait pas que je puisse me plaire dans le milieu que j’avais choisi, qui me cherchait évidemment d’énormes difficultés, même au point de vue de la fortune de mon père, je me suis vue contrainte de me marier.
J’ai choisi un fort beau garçon, fils d’une excellente famille. Hélas… malgré ses goûts artistes, il n’aimait pas le travail et il fumait l’opium et prisait la coco et il buvait le pernod. Inutile de dire que mon ménage a été un enfer. Un enfer qui a duré cinq ans sans que je puisse m’en sortir. J’avais les lions et il menaçait toujours de les lâcher si je partais. J’étais prise dans un engrenage effarant. Et, pour terminer, nous avons eu un accident d’auto un jour où il était dans un état qui lui était courant. Nous avons eu un terrible accident d’auto dans lequel il a trouvé la mort, et moi, j’ai eu deux vertèbres cervicales déboîtées, l’épaule aussi, accident qui a fait que je n’ai jamais pu reprendre complètement mon numéro de danse acrobatique. J’ai été obligée de couper les trois quarts des figures et des acrobaties, et ça m’a évidemment beaucoup gênée ensuite pour travailler. A l’heure actuelle, par les changements de temps, je souffre encore de ces deux vertèbres déplacées.
Redevenue seule, je remontai mon numéro de lions à mon idée, et, sans rien dans les mains. C’est là où j’ai commencé ce dressage et cette exhibition qui m’a donné d’énormes satisfactions. Et puis j’ai commencé, j’ai repris avec le cirque Pourtier, le cirque Fanni, différents music-halls ; je suis passée dans Les Saltimbanques au grand Casino de Vichy avec beaucoup de succès.
J’ai rencontré, au cirque Pourtier, André Rancy, André Rancy, cet écuyer célèbre, cet homme charmant et avec qui je me suis mariée et avec qui j’ai eu trente ans de bonheur. Peu de femmes peuvent en dire autant.
Malheureusement la guerre a éclaté et cette guerre nous amena à Saint-Lactencin, près de Châteauroux, dans une propriété que j’avais, et où je remisais les lions d’habitude. Nous avions sauvé deux chevaux, une lionne, le reste ayant été obligatoirement – parce que nous ne pouvions pas les transporter – au jardin zoologique de Vincennes.
Et pour nous a commencé une période affreusement difficile. André Rancy s’est même mis à labourer les champs avec les chevaux du cirque, avec les deux chevaux du cirque. La cavalerie qui avait été envoyée en Suède n’a pas pu repasser la frontière, elle s’y est perdue.
Elle avait été envoyée en Suède avec un ami, Toulikaré (5. L’orthographe de ce nom n’est pas confirmée), puisque nous, nous avions signé un engagement avec des chevaux et des lions au Casino de Paris. Engagement qui ne s’est jamais réalisé du fait de la guerre.
André Rancy fut mobilisé, et je restai seule dans cette exploitation de quatre-vingts hectares. Quand il revint, il y eut, quelques jours après, l’occupation totale de la France par les Allemands. Fatigués de la campagne, un peu travaillés par les membres de la famille, nous avons pris une affaire à Châteauroux, un hôtel-bar-café-restaurant, et là nous y recevions bien évidemment tous les réfugiés qui passaient la ligne.
Nous avions beaucoup d’amis anglais et d’amis juifs, et nous avons fini par être donnés, trahis, et arrêtés par la Gestapo.
Heureusement, c’était déjà la fin de la guerre et nous n’avons subi la détention que pendant un peu plus de trois mois, mon mari au Cherche-Midi, et moi à Fresnes.
De retour à Châteauroux, nous avons dû rester cachés dans les bois jusqu’à la libération complète du territoire. Nous nous sommes retrouvés, à ce moment-là, sans chevaux et avec une cage et une lionne. Il a fallu tout refaire, tout remonter, et, après cela, nous avons entrepris une première tournée avec un cousin de mon mari, Ancillotti, Bertho Ancillotti (6. L’orthographe du prénom est incertaine ; le nom s’écrit avec un L dans le document de la vente aux enchères publiques de la succession Robert Grèze de mai 2006, avec deux L sur l’affiche présentée lors de cette même vente), tournée pleine de charme, tournée pleine d’aventures heureuses, tournée à la fois très rémunératrice, gastronomique, et vraiment très gaie.
Et puis, ensuite, les tournées à l’étranger ont commencé. Nous avons successivement fait le Portugal, l’Espagne, la Hongrie, la Finlande, la Belgique où nous sommes allés nombre de fois, la tournée des municipaux avec l’opérette «Les Saltimbanques», enfin une vie fort agréable, pleine de charme, pleine d’inattendus aussi.
Obligés par nos voisins, Monsieur Vuitton – les malles – (7. Nous entendions Monsieur Huiton Limane ; dix-huit mois plus tard, nous comprenions qu’il s’agissait de la célèbre entreprise, grâce au témoignage de Ruy de Vasconcellos), de quitter la remise que nous avions qui était dans une grande serre et dans les écuries de la propriété qui appartenait à ma belle-mère à Asnières, nous avons pris une propriété à Saint- Maximin, à côté de Creil, entre Creil et Chantilly. Cette propriété était dans un hameau qui s’appelait «La Grande Folie». Si l’on veut considérer la vie que nous ont fait mener les quelques habitants de ce hameau, on peut dire en effet que c’était une grande folie. Je n’ai pas gardé de cette propriété un bon souvenir tellement les gens du hameau ont été indignes avec nous.
A cette époque, André Rancy déjà très fatigué, nous ne faisions plus que des galas avec son merveilleux cheval de Haute-Ecole et avec ma lionne. Et puis l’idée nous vint de monter un numéro comique avec une lionne, qui était une adorable bête, toute tendresse, qui travaillait à la voix, et ce numéro comique, je l’ai fait avec un être charmant qui s’appelle Jean Richard. Nous sommes passés ensemble à l’Olympia, à l’Alhambra, et puis nous sommes partis pour Lyon au Palais d’hiver.
Là s’est arrêtée notre tournée. Jean Richard a monté son cirque (8. C’était en 1957) et moi, j’ai quitté les lions à cette époque et je suis rentrée dans une agence d’impresario où j’ai travaillé avec Marcel Aubert (9. Orthographe non confirmée), d’abord, et ensuite avec Renée Pierre (10. Orthographe non confirmée), une femme charmante qui est toujours