Campagne : extraits choisis

Table des matières

Les Chaumes

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Le choses s’arrangèrent vite, et, un matin de bonne heure, deux voitures, attelées chacun d’un lourd cheval noir, s’arrêtèrent devant la maison Les meubles et les chèvres y furent chargés; puis, une fois toutes les portes et les volets bien clos, elles repartirent. On avait installé Marie sur la première, tout au faîte d’un chargement de meubles, où, le cœur gonflé d’allégresse, elle se tenait assise sur une table branlante. La grand’mère était montée dans l’autre voiture avec ses trois chèvres qu’elle tenait par la corde; elle était si troublée qu’au lieu de les empêcher de traîner leur museau sur son tablier noir, elle les serrait au contraire le plus possible contre elle. Robert était arrivé au petit jour, maintenant il n’était pas plus dans de huit heures; mais les gens étaient dans les champs depuis les premières clartés du matin, de sorte que la moitié du village qu’il fallait traverser était déserte. La porte de chaque maison était close, le chat dormait allongé sur la dalle blanche du seuil, dans les jardins les fleurs rouges brillaient à l’ombre des pruniers, et sur toutes ces choses rajeunies ruisselait le soleil, à peine émergé de derrière les maisons.

Pour Marie, ce premier grand départ était merveilleux. Elle n’avait jamais quitté le village que pour aller à la messe de Saint-Lactencin avec sa grand’mère, et elles s’y rendaient toujours à pied. Tout d’abord, elle avait cru que les voitures prendraient le même chemin; mais au croisement des routes, Robert les fit tourner à gauche, tandis que le ruban blond que sa grand’mère et elle suivaient de coutume filait désert de l’autre côté, allant toujours se rétrécissant, pour se perdre tout à fait dans la plaine. Peu à peu, la petite forêt, dont Marie avait tant aimé suivre la lisière autrefois devint plus basse, plus sombre, à mesure qu’augmentaient les distances, et finalement tout se perdit dans les miroitements infinis de l’espace. En été, ces dimanches matins où l’on se mettait en route pour la grand’messe de onze heures avaient été de tout temps un grand plaisir pour Marie. Comme aujourd’hui, on partait tôt, et à mesure qu’on avançait, la campagne fraîche s’élargissait tout autour de soi. Le soleil débutait dans son ascension, tandis que l’ombre nocturne se retirait des moissons encore vertes, dont les épis naissants bruissaient doucement dans le vent matinal. Des champs entiers se penchaient, ployaient, et lentement se redressaient. Ces matin-là étaient clairs, transparents, lumineux, et Marie entendait monter de partout le cri : « alléluia, alléluia! » Quelque fois on se rendait à Saint-Lactencin par des chemins de traverse que de hautes haies clôturent et que l’ombre des châtaigniers garde toujours frais; mais pour revenir, on prenait par la route. La grand’mère allait la première, et Marie la suivait à une petite distance. Elle marchait sur le bord du talus, la tête encore pleine des bruits de cloches, de cantiques, d’orgues, qui l’accompagnaient si longtemps après qu’elles eussent quitté le bourg, et qui s’étendaient sur toute la campagne. À mi-chemin, tout au bord de la route, on longeait longtemps les haies de clôture d’un parc. Sitôt qu’elles arrivaient là, le cœur de Marie se mettait à battre; elle eût voulu pouvoir arrêter sa grand’mère qui, indifférente et silencieuse, poursuivait son chemin. L’enfant aurait aimé rester là, s’asseoir dans le fossé à l’ombre des grands arbres, et attendre jusqu’au soir, afin de savoir si quelqu’un habitait vraiment cet étrange endroit; car jamais on n’y rencontrait personne. De la route, on voyait les cimes sombres des marronniers immenses, et à travers leurs branches, on distinguait les murs d’une maison. Une petite barrière basse, en bois, ouvrait sur une allée sablée qui tranchait net le sous-bois touffu; puis, très loin, elle aboutissait à une pelouse qu’on entrevoyait à peine. C’était là que l’imagination de Marie restait accrochée depuis des années. La barrière était toujours ouverte sur le bord de la route, l’allée toujours déserte et sombre, la pelouse du même vert transparent et fragile, mais jamais personne ne s’y montra. Tout y était si parfaitement tranquille, si parfaitement immobile, que le mystère, l’oubli, le silence y étaient incrustés comme dans une légende. Tandis que, de l’autre côté des clôtures, la campagne ouverte et blonde s’étendait à perte de vue, que l’heure brûlante de midi poussait les troupeaux de moutons à l’ombre ronde des noyers, que les bergers étendus sur le dos s’en dormaient, et que leurs chiens aux poils drus, couchés de tout leur long sur la terre assoiffée, tiraient immensément leurs grandes langues roses.

Mais aujourd’hui, tout cela était oublié; l’heure présente était si tendue de joie que le souvenir n’existait plus. Les voitures lentement s’en éloignaient, et Robert qui marchait à côté d’elles semblait à Marie le maître d’une destinée nouvelle. De temps en temps, elle le voyait retourner en arrière, prendre la bride du second cheval pour l’encourager, le flatter, et aussitôt l’effort s’accentuait sur les grands reins lisses de la bête, qui tournait un peu vers son jeune maître sa lourde tête magnifique. Sans savoir pourquoi, Marie trouvait que Robert ressemblait à son cheval, comme elle voyait aussi la ressemblance du cheval avec les moissons tout autour d’eux, avec l’étroite route crayeuse, avec le soleil, avec tout ce qu’il existait de beauté visible et invisible. Le bruit des voitures sur la petite route, le pas de Robert, celui de ses chevaux, le ronronnement égal des faucheuses dans les champs, le vol des pigeons dans l’espace, le miroitement des toits d’ardoise au soleil, tout cela était infini et très beau ce matin. Même le chagrin de sa grand’mère, qu’elle avait pourtant deviné au moment de partir et qui avait d’abord été comme un poids sur sa joie naissante, ne l’inquiétait plus. À présent, il s’était comme fondu dans le paysage nouveau, et dilué en poudre d’or dans la lumière.

La grand’mère, elle, au contraire, resserrait sa peine en elle-même; le regard éteint, elle voyait sans y penser défiler lentement les champs de chaque côté de la route, et restait indifférente à ces contrées qu’elle ne connaissait pas. Elle avait passé depuis longtemps, sans même l’avoir remarqué, les limites du seul pays qu’elle connût. Il y avait pourtant des heures que les voitures roulaient, mais elle n’avait encore rien changé à sa positon. Elle se tenait toujours assise de même sur un coin de meuble, bien droite et serrant fort contre elle la tête de ses chèvres. La coiffe blanche amidonnée enserrait sa tête, et les bandeaux clairsemés de ses cheveux blancs peignés bien à plat sur les tempes accentuaient encore, ce matin, la rigidité de son visage toujours fermé. Lorsque le soleil fut très haut et qu’il fit très chaud, elle déploya un grand mouchoir noir, qu’elle arrangea sur sa tête, le ramenant bien en avant sur sa figure, de sorte qu’on ne voyait plus rien de son visage, qu’elle finit par tenir définitivement abaissé vers ses trois chèvres.

Dans les champs, le grondement des faucheuses s’arrêta soudain, car il était midi. Les charretiers dételèrent et s’en allèrent déjeuner. Marie les vit s’éloigner à travers champs, mollement installés sur le dos de leurs bêtes, laissant pendre leurs Jambes le long du ventre lisse et odorant des chevaux fatigués. Ils regagnaient les fermes par des chemins bordés de noyers, et l’on voyait de loin

La grand’mère

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… mes enfants, disait le maître parce que c’est trop loin, mais on fera tout de même le réveillon à la maison.

La veille de Noël, tante Victoire et Marie firent la galette, et le maître saigna un poulet pour le lendemain. Le jour de Noël, après le repas, en pre- nant le café, tante Victoire reparla de Villours pour la première fois depuis qu’elle était aux Chaumes.

— C’est-y que tu t’ennuyerais avec nous autres, Victoire ? lui demanda son frère.

— Oh non, répondit-elle, c’est pas à cause de ça, mais je me demandais seulement ce qu’y pouvaient bien faire aujourd’hui là-bas.

— Oh ma foi, ils vont bien avoir fait comme nous autres, dit le maître. Y seront allés à la grand’messe ce matin, et ils auront mangé bien tranquillement un bon déjeuner en revenant.

Tante Victoire dit que leurs frères et sœurs avaient dû se retrouver pour réveillonner ensemble ; mais, pour la consoler, le maître reprit :

— Tu sais, c’est pas tous les ans que ça se faisait ; c’est même arrivé souvent que l’on restait chacun chez soi et qu’on allait se mettre au lit bien de bonne heure, surtout quand y faisait aussi froid qu’y fait aujourd’hui.

Mais, pour le premier de l’An, leurs voisins vin- rent leur souhaiter la bonne année, et les maîtres les invitèrent à revenir souper le soir avec eux, car maintenant ils avaient fait bonne connaissance. C’étaient leurs uniques voisins en dehors des gens du château, et pourtant ils avaient été longs à se faire vraiment confiance. Le père et la mère Devaud habitaient une maison basse à l’abri de la forêt, le long de la grand’route, qui faisait partie elle aussi des propriétés des Chaumes. Les premiers temps, le maître disait :

— Ça a bien l’air d’être du bon monde, mais vaut quand même mieux attendre de savoir tout à fait, parce que c’est pas seulement par les paroles qu’on connaît le mieux les gens.

Mais la mère Devaud ne devait pas être aussi patiente que le maître, car un beau soir elle était venue frapper à leur porte. Elle était arrivée toute seule à travers champs, par une belle nuit de lune et de grande gelée. C’était l’heure de la veillée, et tout le monde avait été un peu surpris de la voir; il était rare au domaine que quelqu’un d’étranger vînt frapper à la porte à ces heures-là. Cela s’était passé vers la fin du premier hiver.

— Je voudrais bien pas déranger la compagnie, avait-elle dit en entrant ; et je veux pas rester non plus bien longtemps.

Mais, tante Victoire lui ayant avancé une chaise, elle s’était installée avec eux au coin du feu. Elle était couverte d’un grand fichu de laine noire, qui sentait le froid et la nuit d’hiver ; aussitôt qu’elle se fut approchée du foyer, elle l’enleva. Elle portait aussi une coiffe semblable à celle de tante Victoire, bien qu’elle fût d’une contrée du Berry tout à fait opposée à celle d’où venaient les maîtres. C’était une petite femme brune, vive et bavarde, tout le contraire de son mari, qui était très grand et très tranquille. Il disait toujours d’elle « qu’elle était bien dégourdie et qu’elle allait aussi bon train à l’ouvrage qu’à causer ». Elle menait seule leur petit train de maison, car la plupart du temps son mari travaillait au château, où on l’employait à l’entretien du parc. La mère Devaud était très causante et, ce soir-là, c’était elle qui avait fait tous les frais de la conversation,

—Vous voilà bien habitués au pays à présent ? Et c’est bien vrai qu’on s’y fait aussi bien qu’à un autre, à la longue. Nous autres non plus, on n’est

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les reverrons sur la terre, qu’ils ne nous aimeront plus, qu’ils n’agiront plus pour nous.

L’enterrement devait avoir lieu le surlendemain à l’église de la paroisse de Fouilleraut ; tante Victoire garda Marie auprès d’elle pour lui arranger des vêtements noirs qu’elle retrouva dans ses tiroirs. La veille au soir, le maître dit à Marie et à tante Victoire qu’il faudrait se lever très tôt le lendemain pour se mettre en route de bon matin. Et en effet, ils se levèrent très tôt. Lorsque, à force de la secouer, tante Victoire fut enfin parvenue à la réveiller, Marie sentit qu’il faisait encore nuit noire derrière les volets clos. Tante Victoire, déjà tout habillée, achevait d’ajuster sa coiffe devant la glace. Une bougie brûlait doucement sur la cheminée ; Marie voyait la vieille femme reflétée sur le fond imprécis de la chambre faiblement éclairée. De l’autre côté du miroir, ses gestes étaient plus doux, plus silencieux. Son image était le premier plan, un peu fondu dans l’or poudreux de la lumière invisible, d’un monde flou, tout en profondeur. Lorsqu’elle eut fini, tante Victoire s’éloigna, et dans la glace la poussière d’or s’éparpilla, tandis que tout au fond, reflétée sur la surface cirée d’une porte d’armoire à demi-ouverte, la bougie déformée continuait de brûler.

— Voyons donc, Marie, dit tante Victoire, on croirait pas que c’est pour aller à l’enterrement de ta grand’mère que je t’ai réveillée, tu restes dans ton lit comme si ça allait pas être bientôt le mo- ment de partir. Allons, lève-toi, ma petite fille, ajouta-t-elle doucement en la faisant sortir du lit. Ils se mirent en route bien avant qu’il ne fît jour. Tante Victoire glissa des briques chaudes sous leurs pieds et le maître alluma des lanternes qu’il accrocha aux deux côtés de la voiture, sur le devant. Elles n’éclairaient pas grand’chose, sinon

la croupe rousse et brillante de la jument. Sitôt qu’ils furent bien installés, le maître fit claquer son fouet et ils partirent au grand galop. Une fois qu’ils furent sur la grand’route, la voiture fila presque silencieuse sur le goudronnage. A droite, très loin dans les champs invisibles, une première lueur de l’aurore encore lointaine barrait les ténèbres, à ras de terre, d’une ligne blanchâtre, tan- dis qu’à gauche, au contraire, l’épaisse masse du parc et des forêts reposait encore profondément. De ce côté-là tout était plus sombre, plus silencieux, et à longer ainsi, en courant, cette haute paroi d’arbres immobiles, on avait l’impression de filer le long d’une mystérieuse muraille.

Ce ne fut que bien longtemps après qu’ils eurent quitté les forêts des Chaumes, que tout à coup le jour se leva. Il apparut frileux, tout enveloppé de brouillards blancs qui traînaient en lambeaux le long des haies rousses, perlées d’humidité. Ensuite il se mit à pleuvoir. Marie n’avait jamais refait ce chemin depuis que, plus d’une année auparavant, elle s’était mise en route avec sa grand’mère pour venir aux Chaumes. Mais si elle n’eût pas été sûre que c’était bien par là qu’ils étaient passés, elle ne l’eût certainement pas cru, tant les choses étaient changées. Nulle part, il n’y avait trace de la splendeur que Marie leur avait connue naguère. Comme le bel été était loin ! Marie crut qu’elle l’avait rêvé. Depuis qu’ils avaient quitté la grand’route ils roulaient sur une autre, toute petite, crayeuse, détrempée, noyée de grandes flaques d’eau jaune qui reflétaient mélancoliquement un peu du ciel triste. De chaque côté, le long des fossés remplis d’eau, elle était bordée de noyers noirs qui tendaient dans le vent leurs branches noueuses. Dans les champs maintenant labourés, mais que Marie avait vus une fois si blonds, si magnifiquement chargés de moissons, les fermes paraissaient plus hautes à présent que les terres étaient nues, tout autour d’elles. Des nuées de pigeons blancs et Meus volaient au-dessus des toits rouges, tandis que sur les arbres, le long des chemins, on voyait les taches noires des corbeaux. Ils se tenaient frileusement accroupis sur les plus hautes bran- ches, regardant fixement devant eux comme pour suivre, dans l’immense grisaille, la marche invisible du temps. Quelquefois, lourdement ils s’en- volaient en criant et on les voyait s’éloigner à grands battements de leurs longues ailes pointues. Ils finissaient par disparaître au loin dans la brume où l’on entendait encore leurs cris désolés qui donnaient l’impression que l’hiver ne finirait plus jamais.

Lorsque les maîtres arrivèrent à Chézelles, il n’était que midi; l’enterrement ne devait pas être là avant deux heures, de sorte qu’ils allèrent à l’auberge où ils s’installèrent pour déjeuner. Tante Victoire et son frère, qui connaissaient tout le monde à Chézelles, étaient très émus de se retrouver dans ces lieux si familiers. La plupart des leurs étaient enterrés ici, dans l’ancien cimetière maintenant abandonné. Les tombes étaient groupées autour de la petite église, au pied de ses murs gris où beaucoup d’entre elles avaient déjà disparu. Peu à peu elles étaient retombées au niveau de la terre et on n’en voyait plus le tracé ni même l’emplacement, sauf parfois, lorsqu’un reste de couronne, un petit ange blanc et bleu conservé sous verre, ou les débris d’une croix, l’indi- quaient encore. Parmi les gens très vieux, quelques-uns savaient le nom de ceux qui reposaient là depuis si longtemps, mais la plupart de ces morts étaient effacés de la mémoire des hommes; seule la petite église, très vieille elle aussi, se souvenait d’eux. Car elle savait par cœur l’histoire si humble et si variée de leur existence. Tous étaient venus à elle en mainte circonstance ; le baptême d’abord, puis la communion, le mariage, les prières, la mort enfin les y avaient amenés tour à tour. Un mur bas la protégeait, elle et ses tombes, de la route, tandis que devant elle, sur la petite place, un groupe de platanes voilait la nudité de sa façade un peu délabrée. Les maîtres parlaient dans la salle de l’auberge avec des gens de connaissance, lorsque soudain, devant les fenêtres sans rideaux, une voiture lentement passa et s’arrêta. Marie, qui se trouvait dehors, vit le cortège qui suivait se ramasser sur lui-même puis s’éparpiller par petits groupes sur la place ; des hommes déchargèrent le cercueil qu’ils déposèrent devant la porte ouverte de l’église. Alors les gens se rapprochèrent, on jeta l’eau bénite. Marie sentit une étrange angoisse lorsqu’elle vit tante Victoire arriver, faire le signe de la croix et rester un long moment debout à prier. Le maître s’approcha aussi. Il était nu-tête et il paraissait très vieux aujourd’hui, ainsi habillé tout de noir. Une vieille femme de Fouilleraut vint prendre Marie par la main pour l’entraîner avec elle tout près du cercueil. Cette femme qu’elle ne reconnut pas tout de suite, à cause de la capote qui lui cachait tout le visage, pleurait silencieusement et Marie sentit son angoisse augmenter. Bientôt le prêtre parut, on emporta le cercueil dans l’église et la messe des morts commença.

Souvenir

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… elle l’imaginait plus extraordinaire. Pour elle, le bonheur et la joie étaient les hôtes d’un palais tout blanc, qu’elle voyait r esplendir dans la lumière infi nie des temps à venir.

Pour l’assemblée, elle n’y était allée que deux ou trois fois, quand elle était toute petite, avec sa grand’mère. A Fouilleraut il n’y en avait point ; c’était à Villours, où elle avait lieu tous les ans, que Marie l’avait vue. Mais ce n’était guère l’assemblée qui attirait la grand’mère à Villours : ce qui la séduisait, c’était de s’engager seule avec Marie sur les sentiers qui traversaient d’abord les champs pour gagner ensuite les bois : cette grande forêt qui séparait les deux villages. Pour être sûre de ne rencontrer personne, la vieille femme partait toujours sitôt après le déjeuner. Jamais elle ne suivait la route ; elle prenait toujours par les sentiers de traverse qu’elle connaissait mieux que personne.

Au mois de juillet il fait chaud en plein midi, mais cela n’empêchait pas la grand’mère de se mettre en route, au contraire, parce qu’elle savait bien que c’était l’heure la plus déserte de la journée. Elle ajustait sur sa tête Son grand mouchoir noir, fermait sa porte à clef, puis elle partait, suivie de Marie, Elle allait toujours la première, toujours silencieuse ; elle suivait d’abord le sentier entre les haies des jardins, puis elle en prenait bientôt un autre qui traversait les moissons mûres. Le soleil flambait dans les épis, les grillons chantaient éperdument, il semblait que l’été ne dût jamais finir. Une fois le bois atteint, on retrouvait la fraîcheur. Marie savait d’avance que sa grand’mère ne s’arrêterait dé marcher que lorsqu’elles seraient arrivées à ce gros chêne à moitié chemin dans la forêt. Une fois là, la vieille femme faisait halte; elle donnait autour d’elle trois ou quatre grands coups de bâton pour effaroucher les serpents, puis, s’asseyant dans les fougères, elle appuyait au tronc énorme de l’arbre, son dos encore droit. Elle demeurait ainsi longtemps immobile à se reposer, ses longues mains brûlées par le soleil posées à plat sur ses jupes noires. Quelquefois Marie restait tranquillement assise à côté d’elle, mais le plus souvent elle errait alentour jusqu’à ce que sa grand’mère se levât pour repartir. Deux ou trois fois, elles s’étalent trouvées venir à Villours le jour de l’assemblée, mais Marie n’en avait pas beaucoup profité, parce que sa grand’mère avait traversé tout le village sans s’inquiéter des petites baraques bariolées qui se trouvaient rangées sur le bord de la route. Un jour seulement, elles s’étaient arrêtées devant l’une d’elles, juste le temps d’acheter un sucre d’orge pour Marie. —

Ç’avait été une belle et bonne chose que ce sucre d’orge! Maintenant encore, la jeune fille se souvenait du goût qu’il avait eu et du papier rose à petites étoiles d’or qui l’enveloppait. — La grand’mère n’allait à Villours que pour y retrouver une connaissance, ou plutôt son unique amie, une femme de son âge qui avait gardé les chèvres avec elle dans l’enfance. Ç’avait été aussi l’amie de sa jeunesse, car elles ne s’étaient séparées que le jour où la mère Gautier, comme l’appelait la grand’mère, s’était mariée et avait quitté Fouilleraut pour aller s’installer à Villours. La mère Gautier était toujours contente de voir arriver sa vieille amie. « Te voilà donc, Louise », disait-elle en l’embrassant, puis elle s’empressait de sortir quelque chose à manger de ses placards. — « Tu sais bien que je ne veux rien », répondait la grand’mère, mais elles s’installaient quand même toutes les deux devant la table où elles restaient à causer Jusqu’à ce que le soleil commençât à décliner. Alors la grand’mère se levait pour partir, et la mère Gautier lui faisait la conduite loin en dehors du village, presque jusqu’à la lisière du bois. Les choses se passaient toujours de même; que ce fût la grand’mère qui allât à Villours ou la mère Gautier qui vînt à Fouilleraut, elles allaient toujours se voir, passaient ensemble le plus de temps possible puis elles se raccompagnaient un bon bout de chemin et s’embrassaient en se quittant.

Dans son lointain souvenir des assemblées de Villours, Marie ne retrouvait de vraiment distincte que l’image sévère de sa grand’mère. C’était elle qui se tenait au premier plan, sa haute silhouette allongée près du chêne, la tête appuyée au tronc de l’arbre et son long visage d’isolée à moitié caché sous le mouchoir noir. C’était sa grand’mère à elle, Marie; c’était de cette femme que lui étaient venues les premières tendresses, le premier grand attachement : c’était aussi le premier être qu’elle avait beaucoup aimé. A elle seule étaient rattachés ses plus lointains souvenirs, ses plus lointaines émotions; avec personne d’autre Marie n’avait connu un lien de parenté aussi profond, une confiance, un amour aussi véritable. Comme l’image qu’elle gardait de sa grand’mère différait de ce que les autres personnes pensaient! Tout avait été, jusqu’à son départ des Chaumes, si doux entre elles ! Marie se rappelait qu’en hiver, dans leur lit, quand il faisait bien froid, la vieille femme lui prenait les pieds dans ses mains pour les réchauffer; ou bien, avant de là mettre au lit, elle l’asseyait sur ses genoux et la tenait longuement devant le feu. Souvent, dans ces moments-là, elle avait fait promettre à Marie de ne la quitter jamais, de rester avec elle jusqu’à sa mort. « Oh grand’mère, grand’mère! » gémissait tout bas Marie quand elle repensait à tout cela. Maintenant, tout était fini; cet amour n’existait plus, puisqu’elle était morte. Comment était-ce possible, que tout pût finir si vite, sans même qu’on ait le temps de le saisir très bien, lorsque cela arrive? N’avait-elle pas vu, elle, Marie, venir de, loin, dans la campagne pluvieuse, le cortège funèbre de sa grand’mère? N’avait-elle pas vu la voiture avancer péniblement dans les brouillards, ne paraissant, de loin, qu’une toute petite chose jetée un peu de côté par le vent? Comme ils marchaient lentement sur la route, ces hommes en chapeaux noirs, et ces femmes en capotes ! Ensuite, ils avaient déposé le cercueil devant l’église, et la mère Gautier était venue prendre la main de Marie, pour lui faire jeter de l’eau bénite. Mais non, ce jour-là, elle n’avait pas compris que c’était sa grand’mère qu’on allait ensevelir dans la terre, car, comment l’imaginer allongée et désormais immobile dans cette grande boîte de bois?

Mais, quelque temps après, un soir dans son lit, Marie avait tout compris. Dans le noir, lentement, un rideau glissa, et du fond des ténèbres une petite maison basse, bien connue, émergea. La porte et les volets sont fermés, on devine que l’étable à chèvres est vide, que la paille et le foin se gâtent dans la grange. Le loquet de la porte prend soudain une grande importance; il est rouillé, la patine en est partie, on sent que les mains qui l’on tant de fois soulevé jadis, ne le touchent plus depuis longtemps. L’herbe a repoussé près du seuil, elle recouvre maintenant le petit tracé qui menait de la porte de la maison à l’étable à chèvres. Comme ce serait étrange d’entrer dans la demeure fermée, où les meublés dorment; les araignées tissent entre les poutres noires du plafond. La poussière recouvre le, crucifix de bois suspendu au-dessus du bénitier, au chevet du lit vide Marie soudain se met à pleurer. « Grand’ mère, grand’mère ! » Mais personne ne répondra plus jamais à cet appel. Dehors, sur la façade, on dirait que la mort, la solitude, font désormais un secret de tout ce qui fut dit, de tout ce qui fut fait autrefois dans cette maison. Marie elle-même ne compte plus, car maintenant que celle qui vivait là n’est plus, c’est le temps qui s’est rendu maître du logis et qui, d’année en année, achève tir à jamais les derniers vestiges, les derniers souvenirs, qui efface les anciennes empreintes. Marie peut bien revenir, tout sera changé, elle ne naîtra plus rien; cette demeure, qui fut si longtemps la sienne, ne l’accueillera plus.

« Grand’mère, grand’mère! sanglote à nouveau Marie, et si fort cette fois, que tante Victoire se réveille.

— Qu’est-ce que tu as, ma petite fille? demande t-elle, dressée sur son lit.

Puis elle se lève, s’approche, attire Marie à elle et la console.

« Arrête-toi de pleurer, ma petite enfant, parce que, là où est ta grand’mère à présent, tout est bien mieux que dans la vie. Plus rien ne lui manque, plus rien ne la tourmente.

Plusieurs soirs de suite, la même souffrance était revenue à Marie : sitôt qu’elle était au lit, elle recommençait à pleurer. Si sa grand’mère avait quitté sa maison et cheminait maintenant, solitaire, sur le petit sentier du chêne, dans les bois de Villours, c’est parce qu’elle l’avait laissée partir des Chaumes et qu’elle n’était jamais retournée la voir : c’est à cause de cela qu’il lui était venu ce chagrin terrible, Marie avait beau se dire que tout cela n’était pas possible, cette idée la tourmentait quand même. Enfin il vint un jour où elle ne vit plus sa grand’mère errer désespérément dans les forêts, pour y cacher son âme trop cruellement blessée. Cette fois, elle avait définitivement quitté la terre pour un séjour plus beau, et, bien que son souvenir continuât à alourdir souvent de peine le cœur de Marie, la jeune fille finit par retrouver la paix.

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